Kevin devant l’océan

Une courte nouvelle. Un adolescent, une ville côtière, et des évènements (à peine) extraordinaires.

Pour ceux qui préfèrent, cette nouvelle est téléchargeable en format PDF en bas de page. Je réfléchis actuellement à une adaptation musicale, mais en attendant, le texte devrait se suffire à lui-même. Bonne lecture !

P.S. : Je cherche un musicien (si possible M.A.O.) qui aurait envie de travailler à la mise en musique de ce texte. Avis aux amateurs ou amatrices, n’hésitez pas à me contacter !

Kevin devant l’océan

            C’est lorsqu’il découvrit la baleine échouée qu’un doute s’immisça pour la première fois dans l’esprit de Kevin. Alors qu’il se tenait face à l’imposant amas de chair grisâtre et squameuse, couvert d’algues et d’écume, une fissure apparut sur la bulle de normalité qui lui avait permis de glisser sur les quinze premières années de sa vie. Il n’y avait pourtant pas encore l’odeur répugnante de la décomposition, l’assaut des charognards, ou le ronronnement de la fermentation qui distendrait bientôt la peau de son ventre. Seulement son corps de géante, sorti du fond des flots pour une raison inconnue et immobilisé là sur la plage.

            Il avait voulu aller voir l’océan en sortant du lycée. Pas depuis la plage du centre, celle qui était toujours pleine de monde, de vendeurs de drogues et de filles asiatiques proposant des massages dont il n’avait jamais su s’il fallait ou non les considérer comme des prostituées. La plage qu’affectionnait Kevin, celle vers laquelle il dirigeait rituellement ses nombreuses balades, était généralement déserte et ne s’atteignait qu’après un long trajet. Il fallait dépasser les barres d’immeubles de son quartier, suivre une route départementale où les camions filaient en vrombissant, pour contourner un estuaire flanqué d’usines, longer un incinérateur, une déchetterie, une station d’épuration, et enfin prendre un pont qui menait à une zone industrielle. Là, une fois son chemin trouvé dans le dédale des entrepôts, des cheminées et des parkings, on traversait en une dizaine de minutes le bois qui cachait aux villas venant ensuite le béton des industries. Un sentier piéton desservait alors la côte et son troupeau de maisons secondaires plantées à la queue-leu-leu. Après un temps, les résidences, les palmiers, les cours en gravillons blancs et les gazons tondus à ras s’espaçaient, laissant place à des parcelles de végétation incontrôlée. Depuis l’une d’elles, on pouvait descendre sur une grande plage. C’était là que Kevin venait errer lorsqu’il n’avait rien à faire, et là aussi qu’il avait découvert la baleine.

            Il fit quelques pas autour du corps gigantesque, se demandant comment devait se conduire quelqu’un qui découvrait un cétacé échoué. Déterminer s’il était encore en vie semblait être la priorité. Comme l’animal avait terminé sa course sur le flanc, enfonçant sa gueule ouverte dans le sable, Kevin pu s’accroupir au devant pour contempler ses belles dents en brosses. Il aurait pu tenir intégralement allongé entre celles-ci et le début de la gorge, sans toucher aucune des deux. Des algues pendouillaient mollement dans le gouffre, oscillant dans le vide depuis le haut des mâchoires, mais la puissance des rafales qui sévissaient autour interdisait d’attribuer avec certitude ce mouvement à une respiration.

            Cherchant un autre indice de vie, il se demanda si une baleine disposait de branchies. Il jugea cependant qu’il ne pourrait le découvrir qu’en grimpant sur la chair gluante pour enlever les gros amas d’algues qui la recouvraient, chose dont il n’avait aucune envie. Il repensa à des vidéos qu’il avait vu, et la contourna pour localiser l’orifice dans son dos par lequel il l’imaginait évacuer de grandes trombes d’eau, en sautant au-dessus des vagues. Mais il n’y avait rien que de longs mètres de chair grise et uniforme, sur lesquels s’accrochaient les algues. En désespoir de cause, comme l’infime mouvement qui semblait faire gonfler et dégonfler son ventre pouvait aussi bien être dû au vent ou au reflux des vagues, et qu’aucune autre partie de son corps ne montrait d’animation, il finit par la déclarer morte.

            Il tourna quelques temps autour d’elle, admirant avec mélancolie les nageoires, l’allongement de la bouche, les striures de son ventre et sa gigantesque queue. Puis il recula, s’assit sur un rocher humide et resta longtemps à contempler le panorama qui s’offrait à lui, d’abord le cadavre monstrueux et triste, les vagues qui léchaient sa chair, puis venant autour, celles qui roulaient sur le sable, se fracassaient contre la côte et ses villas désertes, et loin à l’horizon, qui joignaient leur couleur avec celles du ciel grisâtre de l’automne.

            Au cours des mois qui suivirent, l’adolescent revint souvent voir la charogne. Sa sensation de vivre un événement extraordinaire avait rapidement été douchée par ses recherches sur internet, qui lui avaient apprises que des baleines s’échouaient plusieurs fois par an sur les côtes du pays. Le phénomène était même en légère hausse, à cause de la baisse des ressources en poisson qui les faisaient s’aventurer plus près des côtes pour trouver de la nourriture. Malgré cela, il y avait dans sa décomposition extrêmement lente quelque chose de fascinant. L’avant de la gueule se décharna en premier, figeant l’expression du monstre en un rictus qui révélait l’implantation des dents. Puis, après plusieurs mois, le ventre se mit à gonfler. Lorsque Kevin parvenait à surpasser son dégoût de la chair putréfiée, qu’il collait timidement l’oreille contre la paroi visqueuse, il entendait, en provenance de l’intérieur, un léger gargouillis semblable à un ronronnement. Avec cela, l’odeur était de plus en plus assommante, grandissant au même rythme que le nuage des mouches.

            Sur la plage, il était toujours seul. Il avait pourtant tenté de prévenir la gendarmerie, les pompiers, ses professeurs et ses parents. Les institutions publiques l’avaient traité de farceur, en le menaçant d’une amende pour le temps qu’il faisait perdre aux standardistes. Ses professeurs, eux, avaient tout bonnement refusé de le croire. Si un tel mammifère s’était échoué, déclaraient-ils, les institutions en auraient eu vent et s’en seraient occupées depuis bien longtemps ; or, aucun article de presse ou communiqué de la préfecture ne parlait d’une telle chose ; dès lors, ce ne pouvait être qu’une blague de Kevin, chose d’autant plus probable que celui-ci ne s’était jamais fait remarquer par son sérieux. Pour ce qui était de son père, qui travaillait sur un chalutier et que Kevin ne voyait qu’un weekend sur deux depuis son divorce, bien que tendant vaguement l’oreille, il préférait emmener son fils ailleurs qu’observer un cadavre lorsqu’ils passaient du temps ensemble. Seule sa mère, donc, s’intéressait à ce qu’il racontait. Mais il fallait, pour trouver en elle une oreille attentive, risquer de l’entendre auparavant se plaindre des horaires que lui imposaient son double emploi d’assistante maternelle et de femme de ménage, ou du taux d’intérêt exorbitant du prêt qu’elle avait contracté pour devenir propriétaire de son appartement miteux.

            « Vingt ans que j’y suis, répétait-elle, tu comprends, Kev’ ? Vingt ans ! A trimer pour ces putains de banquiers et leur prêt ! Vingt ans, tu t’imagines même pas, c’est plus longtemps que toi. Avec l’autre cruche qui me hurle dessus à longueur de journée. J’en peux plus. Je te jure Kev’, si ça finissait pas cette année, je me tirais une balle. La vérité ! Mais plus que neuf mois, mon grand, neuf mois – et c’est fini ! Plus de prêt, plus de ménages. Que l’école. Le pied. Encore heureux que ton père a pas eu le temps de me faire plus de gosses, j’y serais encore. Ah, non ! Maintenant basta ! »

            Or il y avait quelque chose dans ce monologue, que Kevin était certain d’avoir déjà entendu lorsqu’il n’était encore qu’un embryon flottant tranquillement dans sa matrice, qui le repoussait plus que l’odeur de putréfaction de la baleine. Il préférait fuir dans sa chambre, et ne parler de sa découverte que lorsqu’il était forcé par les circonstances à partager une conversation avec sa mère. Du reste, le mélange d’intérêt et de mélancolie qu’il ressentait pour la charogne se prêtait bien à une digestion solitaire.

            Ce ne devait être que plus tard qu’il repenserait à l’échouage comme au début de quelque chose. Passé le saisissement et la surprise du premier jour, si l’on ne prêtait pas trop attention au sordide intérêt qui l’avait fait revenir encore et encore sur la plage, sa vie avait repris sous une apparence de normalité et d’évidence. Kevin n’avait de retard scolaire que ce qu’il fallait pour pouvoir espérer travailler un jour au salaire minimum ; ses parents étaient aimants, il avait des amis, des flirts amoureux ; il possédait un téléphone dernier cri et quelques beaux vêtements. Suffisamment, somme toute, pour vivre une vie d’adolescent.

            Ce fut lorsque les méduses bouchèrent l’évacuation de l’usine que son doute refit surface. Cela faisait quelques temps déjà qu’il observait l’accroissement du nombre de leurs cadavres étalés autour de celui de la baleine, si nombreux qu’ils recouvraient le bas de sa queue et de son dos. Contrairement au cétacé qui continuait d’enfler, le ventre couvert de lignes ressemblant à des vergetures, et ronronnait toujours plus fort sous le coup de la décomposition, les méduses ne changeaient pas d’état une fois morte. Elles séchaient au soleil, laissant traîner indéfiniment leur peau aplatie sur le sable. Lorsque Kevin s’ennuyait, il les piquait sur des bâtons pour les jeter le plus loin possible dans l’océan.

            Un soir, donc, elles firent exploser l’usine. Kevin et sa mère dînaient ensemble, le premier ne disant rien, engouffrant le plus rapidement possible les pâtes au ketchup qui l’avaient attiré hors de l’intimité de sa chambre, la seconde imaginant à voix haute ce qu’elle pourrait faire pour fêter la fin du remboursement de son prêt dont le terme était dans trois mois. Mastication frénétique et monologue furent brutalement interrompus par le bruit d’une déflagration proche. Les barres d’immeubles du quartier donnant toutes sans exception sur le panorama bucolique des usines entourant l’estuaire, ce ne furent alors pas seulement Kevin et sa mère, mais tous les habitants du voisinage, qui se précipitèrent, paniqués, chacun à leur fenêtre. Devant eux, un gigantesque panache de fumée s’élevait des restes d’une cheminée détruite. Au centre de celle-ci, les rougeurs d’un brasier féroce dansaient.

            – C’est la fabrique de détergents et de savons, s’exclama la mère. On se fournit là-bas pour avoir les prix d’usine. Tu crois qu’on devrait évacuer ? Et si ça explose à nouveau ?

            On courait dans les escaliers. On criait. On sortait en hâte. Certains s’aventuraient sur les balcons pour filmer la scène avec leur téléphone. Les gyrophares de la police et des pompiers illuminèrent bientôt les nuages noirs, menaçants, qui se multipliaient en roulant au dessus des toits. Des voitures avec des hauts-parleurs vinrent en bas des tours pour rassurer les gens, déclarant que la situation était sous contrôle. On conseilla de garder les fenêtres fermées pour la nuit et de ne pas sortir. Comme bien d’autres, Kevin resta jusque tard derrière sa vitre à observer les jets d’eau des pompiers se perdant dans la fournaise, les lambeaux cotonneux des fumées s’égayant dans le ciel et le ballet des gyrophares.

            Le lendemain, le gouvernement assura par la presse qu’aucun risque sanitaire n’était encouru par les personnes habitant autour de l’usine. On distribua malgré tout de petites pilules blanches aux familles, en leur recommandant d’en prendre matin et soir pendant deux mois. Une enquête était en cours sur les causes de l’explosion.

            Une semaine plus tard, un journal révéla qu’un bouchon formé par des méduses était en cause. Chaque année, il arrivait qu’on retrouve ces animaux coincés dans les tuyaux d’arrivée d’eau des usines situées sur l’estuaire, attirés par la tiédeur des eaux de refroidissement rejetées. Suite à leur pullulation actuelle – on n’en avait jamais vu autant, confirmaient les scientifiques -, les bouchons avaient été plus rapides à se former. Les ingénieurs, héroïques mais débordés, avaient bien tenté de dissoudre les envahisseuses avec de l’acide, la quantité aspirée par les turbines avait été trop grande. L’eau avait cessé d’arriver dans les chaufferies, les machines avaient surchauffé, déclenchant un incendie, puis l’explosion. Avant d’envisager le paiement des réparations, on se demandait qui pourrait être tenu pour responsable des dégâts.

            Dans les temps qui suivirent cet événement, les méduses se propagèrent lentement dans tous les recoins de la ville. Au port de pêche, les bateaux en ramenaient des tonnages aberrants qui s’entassaient sur les quais, gerbaient dans les canaux, sur les chaussées, bloquant des accès et des places de parking, allant jusqu’à causer des accidents. Sur la plage de plaisance, les tractopelles passaient deux fois par jour pour entasser les cadavres puis les charger dans des bennes qui les emmenaient on-ne-savait-où. Malgré cet effort, les touristes désertèrent après qu’un homme eut manqué de faire une crise cardiaque, piqué et fouetté des centaines de fois au cours d’un crawl. Il n’y eut plus que les journalistes pour venir y faire des reportages, ou les adolescents pour se les lancer dessus dans diverses formes amusantes de beach-volley. Au même moment, un jeu se répandit comme une traînée de poudre dans les établissements scolaires, consistant à cacher des méduses mortes dans les affaires des professeurs. Discrète, efficace, la méthode fit rapidement des émules dans les institutions et les entreprises, et bientôt, il n’y eut plus personne qui put se sentir à l’abri d’un surgissement de tentacules amorphes dans un endroit incongru. Les méduses colonisèrent ainsi les penderies, les casiers, les placards, les armoires, les étagères, les ascenseurs, les cuisines, les toilettes, les salles de bain, les bibliothèques, les banquettes des voitures, les rayons des magasins, les poubelles, etc. Flairant la bonne affaire, des restaurants et des poissonneries commencèrent même à les servir en soupe ou en salade. 

            L’été venu, la mairie se résigna à recruter parmi les jeunes gens désœuvrés pour tenter de mettre un peu d’ordre dans ce chaos. Kevin fut parmi les heureux élus qui, pendant un mois, passèrent huit heures par jour, cinq jours par semaine, à se balader en tenant une pique d’une main et en tirant une benne de l’autre, pour collecter des méduses mortes. Le travail était le même qu’il pleuve, vente, rayonne ou canicule : au matin il gobait consciencieusement, avec son petit déjeuner, la pilule censée le protéger du risque inexistant dû à l’explosion de l’usine, puis il sortait marcher, piquer et benner jusqu’à dix-huit heures.

Les jours où il ne travaillait pas en équipe, ses pas l’amenaient naturellement jusqu’à la plage de la baleine. Il y avait là tant de méduses à ramasser que personne ne le soupçonnait, lorsqu’il ramenait sa benne remplie au soir, d’être allé les chercher ailleurs qu’en ville.

La tête du cétacé avait fini d’être dévorée par des charognards : il n’en restait plus que les os, propres à briller. Le reste de son corps n’en finissait plus d’enfler de décomposition. Le ronflement s’entendait sur plusieurs mètres autour de son ventre proche de l’explosion, encore qu’il fut difficile de le dissocier du vrombissement des mouches. L’odeur, elle, coupait le souffle à portée d’un jet de pierre. Il arrivait que Kevin vomisse, terrassé, lorsqu’il essayait de s’approcher ; il dut acheter un masque à gaz pour pouvoir continuer à venir méditer sur la mort du grand mammifère. Ainsi équipé, et toujours irrémédiablement seul, il pouvait laisser libre cours à sa mélancolie. En même temps, il s’interrogeait sur ce doute nouveau qui était apparu dans sa vie, qu’il ne comprenait pas encore mais qui le suivait comme un spectre.

            Parfois, son chef d’équipe lui demandait d’aider Martha, une biologiste travaillant sur le processus de pullulation. Il s’agissait de collecter pour elle des spécimens particuliers en bon état. Alors que le jeune homme soulevait les cadavres mous les uns après les autres, jetant par dessus son épaule les indésirables et plaçant méticuleusement les autres dans les caisses qu’elle lui indiquait, elle lui contait avec un fort accent espagnol, et un indécrottable argot, les mille et une raisons de sa fascination pour les méduses. Kevin n’écoutait généralement que d’une oreille, partagé entre le plaisir d’écouter un avatar féminin du commandant Cousteau, et l’irrépressible désir que faisaient monter en lui sa voix grave de fumeuse et son air d’ancienne punk.

            « C’est les poissons, on a tué tous les poissons, bavardait-elle. La surpêche, ça fait longtemps qu’on le sait et qu’on le dit, mais c’est comme crier dans un coussin, tu le fais que pour toi, les autres s’en foutent. Alors, forcément, avec tout le plancton qui reste, c’est l’orgie. De la chaleur et de la nourriture, que veux-tu qu’elles demandent de plus ? Ça fait longtemps qu’elles sont là, les méduses, des millions d’années, elles sont robustes, elles résistent à tout. Coupes-en une, elle te pondra une chiée de bébés en réponse. Tu seras bien avancé ! Dans le Pacifique, il y en a tellement qu’elles ont fait chavirer un chalutier japonais. Son filet était trop lourd en les remontant. T’imagines ça ? Une usine qui flotte, et des méduses qui la font rouler cul par-dessus tête. Joder ! J’aurais aimé voir ! Je te dis, vous êtes pas au bout de vos surprises, les jeunes, vous en verrez plus que moi, parce que c’est que le début. Les océans deviennent du gel, du désert et des méduses dans de l’eau salée, y’a plus rien qui vit. Pas qu’elles soient pas dignes d’amour, comme bêtes, hein, je pourrais t’en raconter des pas croyables sur elles. Mais va falloir trouver comment les gérer. Ils peuvent faire leurs yeux tout ronds là-haut, demander comment ça a bien pu leur tomber dessus, mais c’est trop tard, ils avaient qu’à écouter. Maintenant faut vivre dans la panade, c’est tout. Diluer au maximum pour vivre avec. C’est trop tard pour revenir en arrière, tout ce qu’on peut faire, c’est éviter de se rajouter des boulets au pied. »

Jusque-là, Kevin n’avait été ni bon élève, ni certain des raisons du doute qui s’était éveillé récemment en lui, ni accoutumé à ressentir un désir dévorant. Les cinq jours où il travailla pour Martha restèrent donc, dans ses souvenirs émus, comme ceux où pour la première fois, son désir trouva un corps sur lequel se projeter pleinement ; son inquiétude, une voix pour l’incarner ; et son envie d’apprendre, un savoir à recueillir. De ces trois sentiments, le dernier était le plus nouveau. Il avait cru auparavant, avec l’encouragement implicite de ses professeurs, qu’aimer le savoir était réservé aux enfants de bourgeois à qui l’on offrait des livres à Noël. Désormais, dans l’érotisme guttural du monologue de Martha, se mêlaient intérêt et peur à l’évocation des méduses, de l’océan, des baleines, de la vie en naufrage. Les phrases de la biologiste lui entraient dans le corps comme pour y prendre résidence.

Un soir que Kevin errait en ville avec un ami, le spectacle des tractopelles entassant des méduses sur la plage les fit s’arrêter. Après un temps de silence, travaillé au corps par ces nouveautés, Kevin déclara, comme s’il venait de trouver les mots qu’il cherchait depuis des mois :

« Franchement, ça part de plus en plus en couilles. »

Et son ami opina gravement du chef, comme s’il ressentait la profondeur terrible de ces paroles.

Cependant, ce furent les tempêtes qui solidifièrent son doute au point d’en faire la pierre angulaire sur laquelle il bâtirait sa vie future. Une vie qui ne serait ni nécessairement triste, ni désespérée, car la précarité n’a pas que le malheur à offrir ; mais certainement plus tumultueuse et incertaine.

On approchait de la mi-Août. Il avait cessé de ramasser des méduses pour la mairie, occupant ses dernières semaines de vacances à zoner dans les quartiers du centre, faire des soirées avec ses amis, ou penser à Martha en allant voir la baleine. Le ventre de cette dernière était désormais plus distendu qu’un ballon de baudruche. Sous les mouches, sa chair grisâtre était parcourue de mille craquelures livides et veinules cramoisies. Kevin devait souvent, en arrivant, chasser des chiens errants qui tournaient sur la plage, hésitant à approcher à cause de l’odeur, du bruit assourdissant des insectes et de la menace que faisait peser son ventre. Lui-même restait à bonne distance et l’observait avec des jumelles. Il attendait avec impatience le moment où le corps s’ouvrirait, laissant les charognards en dévorer enfin les entrailles fermentées, pour qu’il puisse s’approcher à nouveau. Il rêvait d’observer en détail le squelette, l’agencement des os et des articulations, de voir ce qui resterait des nageoires et de la queue, ou de lui subtiliser une dent pour en faire un trophée.

Un jour, aux informations du matin, il apprit qu’une tempête s’approchait de la côte. La ville risquait d’être touchée. La menace se précisa rapidement et, dès le lendemain soir, la population fut sommée de s’enfermer chez elle et de ne sortir qu’en cas d’urgence. Le père de Kevin, qui avait subi le grain sur les flots, lui confirma qu’il s’agissait de vents dont on se souviendrait pendant longtemps.

Alors débutèrent les longues semaines où s’enchaînèrent sans répit les rafales, les inondations, les dégâts, le confinement ou l’évacuation des habitants, et de courtes périodes de répit.

La première des trois tempêtes ne fut pas la plus longue ni la plus violente, mais elle fut sans conteste la plus spectaculaire. Tous les édifices miteux ou mal entretenus qui parsemaient la ville furent balayés. On vit pendant trois jours, lorsque l’on osait regarder à travers les volets fermés, voler pêle-mêle tuiles, fenêtres, tondeuses, planches, palettes, bouts de placo, prises électriques, appareils électroménagers, vitres, meubles, vêtements, tôles, chapeaux, jouets, tapis, devantures, téléphones, livres, cartons, casseroles, boîtes de conserves, et autres, mélangés à une quantité ahurissante de cadavres de méduses. Des amas grotesques de gélatine, de matériaux détruits, de tentacules coupées et d’objets explosés se formaient au hasard des rues à chaque fin de rafale. Quand le vent revenait, ces conglomérats hideux se dispersaient à nouveau, filant à travers les avenues, se heurtant aux fenêtres, aux toits, bouchant les gouttières, enfonçant les vitrines, écrasant les pare-brises, jusqu’à ce que le vent retombe et qu’ils formassent d’autres monticules de méduses et d’objets mélangés.

Le coût financier et humain promettait d’être catastrophique. Quand enfin vint le répit, un concours de photo sur les réseaux sociaux, qui consistait à trouver la plus amusante combinaison méduse/objet créée par les vents, fut la seule chose à apporter un peu d’amusement dans la terrible période qui s’engagea. On savait déjà que d’autres tempêtes, qui frappaient plus au sud, atteindraient la ville d’ici peu. On évacua au plus vite les réfugiés agglutinés dans les gymnases, les églises et les écoles ; on colmata comme on pouvait les brèches des édifices qui pourraient tenir une nouvelle bourrasque ; on distribua de la nourriture et de quoi tenir aux futurs confinés ; on répara les réseaux électriques, les canalisations, on abattit les arbres qui risquaient de tomber.

Kevin, lui, profita de ce moment pour aller voir la baleine. Au long du trajet, son regard était happé par les amas de débris, les maisons fendues ou les usines effondrées. Il avait la sensation bizarre d’être un étranger en terre connue, comme si on l’avait débarqué à son insu dans un monde qui était l’ombre de celui qu’il avait quitté quelques jours plus tôt.

La baleine, débarrassée par le vent des algues et des méduses entassées sur son dos, était plus propre qu’au premier jour – si l’on pouvait dire cela d’une charogne.

La seconde tempête fut plus longue et plus violente. En plus du vent, il y eut les pluies, des trombes brutales couplées à la plus haute marée du siècle. Ni Kevin ni sa mère n’osèrent mettre un pied hors de l’immeuble au cours des cinq jours qu’elle dura. Lorsqu’ils étouffaient derrière leurs volets clos, rendus claustrophobes par le manque de lumière ou le bruit d’apocalypse, ils se réunissaient avec d’autres habitants dans l’escalier de leur immeuble. En bas, dans le hall, l’eau montait jusqu’aux premières marches, sans qu’aucun des efforts pour écoper ou canaliser n’ait pu y remédier. En journée, des mères y amenaient leurs enfants nager ou jouer dans l’eau, quand les remontées d’égout ne polluaient pas ce bassin improvisé. Comme elles avaient disposé des bougies sur les marches pour y voir lors des fréquentes coupures d’électricité, des familles prirent l’habitude d’y venir dîner ensemble, le soir, pour discuter de la violence du vent. Elles restaient souvent jusque tard, espérant assister au retour des deux sapeurs pompiers qui habitaient l’immeuble. Lorsque ceux-ci franchissaient la porte, harassés, la petite foule installée sur les marches les accueillaient comme des héros, avant de les presser de donner des nouvelles du front.

Les rumeurs qu’ils colportaient disaient que les villas, sur le littoral, avaient été parmi les plus durement touchées ; qu’on avait dépêché tous les véhicules blindés de la ville pour en évacuer les habitants, tandis que l’un des quartiers surpeuplés de la périphérie, aussi mal en point, avait été laissé sans aide des militaires pendant deux jours ; que des téméraires se risquaient désormais à aller sur la côte pendant la nuit pour y récupérer écrans plasmas, bijoux, argent, voitures ; qu’un camp de gitans avait tout simplement disparu, sans que l’on sache si ceux-ci étaient partis ou si la tempête les avaient précipités dans l’estuaire ; que plusieurs usines devraient être abandonnées suite aux dégâts ; et d’autres faits extraordinaires.

Parmi les choses qui advinrent à ce moment-là, mais auquel personne n’assista, il y eut l’explosion de la baleine. Kevin, comme tous les chanceux dont l’habitat n’était pas démoli, était bloqué chez lui. Il traînait dans la cage d’escalier, ou écoutait sa mère se plaindre que la tempête arrivait pile au moment de la fin du remboursement de son prêt, ruinant les plans de fêtes orgiaques qu’elle avait ourdis pour marquer le coup. « Elle me vole la vedette, la salope ! », bougonnait-elle. L’adolescent ne vit donc pas le petit bout de bois, emporté par une rafale, qui vint frapper le ventre de la baleine. La peau, devenue diaphane, vibrait dans l’air, tendue comme sur un tambour : elle explosa à l’instant même où elle fut heurtée. Alors, ce fut le jaillissement splendide des boyaux, des tripes, des bouts d’organes et des caillots de sang coagulés. Projetée à haute vitesse dans toutes les directions, puis récupérée par les rafales qui balayaient la plage, cette viande volante fut rapidement dispersée aux quatre coins de la ville.

Kevin n’eut pas la chance de voir le bout d’intestin, emmêlé dans un sac plastique, qui passa en sifflant devant sa fenêtre, remonta le boulevard, tourna deux fois à droite, fit un salto au-dessus d’un quartier d’affaires, redescendit vers un parc, puis s’écrasa finalement contre la porte de l’hôtel de ville où magistrats, élus et notables s’épuisaient en réunions frénétiques pour déterminer la conduite à suivre dans ce désastre. Lorsque tous ces gens importants sortirent de la mairie, quelques heures plus tard, l’intestin avait déjà été emporté. Seule une marque sanguinolente et merdeuse, sur le bois du linteau, témoignait de son passage.

La carcasse béante de la baleine, elle, fut lavée par les trombes d’eau. Les bouts de chair disjointe qui ne s’étaient pas envolés quittèrent les os en quelques minutes, furent pris par les vagues, et refluèrent dans l’océan pour s’engouffrer dans les profondeurs.

Lorsque la tempête se fut calmée et que Kevin put aller sur la plage, il découvrit le contenu du cétacé. Dispersés dans l’enceinte de la carcasse, se trouvaient sept-cent-trente-sept bouteilles d’eau, un nombre incalculable de bouchons et de sacs plastiques, quatre photocopieuses, six sacs de randonnée, deux bouées de sauvetage, une ancre, trois barils de pétrole, deux rames, un siège de voiture, une bouteille de martini encore pleine, une cage à oiseau, plusieurs plaques de tôles d’armature de navire, un frigidaire et un congélateur. Les gros objets n’avaient pas donné suffisamment de prise aux vents ou étaient restés prisonniers du squelette, les petits avaient été protégés par les tôles, ou les amoncellements de sable.

Kevin passa une journée entière à classifier, dénombrer et ranger. Après avoir fait coulissé les tôles dans le squelette et les avoir stabilisées avec l’ancre et le congélateur, il rangea au derrière, à l’abri des vents futurs, les autres items qui avaient accompagné la défunte. A la fin du jour, l’ouvrage était accompli. L’intérieur du ventre était devenu un musée de zinc et d’os, dans lequel, chacun à sa place, étaient rangés bouteilles, bouchons, sacs, photocopieuses, frigidaire, etc.

Avant de partir, Kevin eut encore la curiosité d’ouvrir le congélateur. Il le trouva rempli d’une eau de mer fraîche, au fond de laquelle nageaient paisiblement deux petites méduses.

La dernière tempête fut plus diluée. Elle dura deux semaines, pendant lesquelles périodiquement, les marées engloutirent, les pluies ravagèrent et les vents frappèrent. Tant bien que mal, les habitants exploitaient les trouées de beau temps pour recommencer à vivre et envisager les reconstructions futures. Quand enfin le soleil revint, la ville ressemblait à une zone de guerre bombardée.

Certains purent dire alors que c’était fini. Mais ce qui se termine n’est jamais que le prélude à sa suite. Moins d’une semaine après la fin du vent, un plan colossal de réaménagement fut publié par la mairie. La zone d’habitation littorale devrait être reculée pour que l’on puisse étendre les digues : toutes les villas restantes seraient donc rasées. On relocaliserait aussi les usines situées sur l’estuaire, trop vieilles et vétustes pour être en sécurité si proches de l’océan. L’espace ainsi libéré servirait à contenir la montée des eaux, grâce à un système de pompes et de canaux végétalisés. Dans les quartiers adjacents à ces deux zones, enfin, les bâtiments dont la solidité n’était plus adaptée aux risques de tempêtes futures seraient détruits pour être remplacés par des résidences aux normes.

Dans la foulée, des experts vinrent analyser la tour où résidaient Kevin et sa mère. Ils parlèrent de fissures inquiétantes, de prise au vent, de matériaux défectueux. Le verdict fut sans appel. On ne pouvait que démolir, et il fallait aller vite. Mais qu’on ne s’inquiète pas trop, ajoutèrent-ils ; les assurances refuseraient de payer, parce que la clause X et Y ; mais l’État avait promis des dédommagements ; à tout le moins ce n’était pas impossible, il faudrait voir, sûrement  ; enfin après tout, qui pouvait prévoir ; ces choses arrivent, des fois ; alors la justice, les procès, et qui paierait l’avocat ; pour l’instant, il fallait attendre ; mais garder espoir, oui.

Un mois plus tard, Kevin terminait d’entasser ses affaires dans la camionnette de son père. Derrière lui, la porte d’entrée de l’immeuble vomissait une marée de gens portant des cartons, des meubles et des cabas. Voitures, camions et utilitaires se croisaient en klaxonnant sur le parking, slalomant entre des piles de débris, de méduses mortes et d’objets abandonnés.

« Voilà, tout y est, dit son père en claquant la porte. Ça ira pour vous ? »

Kevin opina du chef. Sa mère ne prononça pas un mot. Elle était devenue muette depuis le jour de son expropriation.

« On se tient au courant, alors. Ils ne devraient pas tarder à vous fournir de nouveaux logements. Courage ! »

Ils s’embrassèrent, puis le père s’en alla. Kevin et sa mère rejoignirent le bus où une quinzaine de familles attendaient qu’on les emmène vers leur hébergement d’urgence.

Il ne manquait plus qu’eux. Le chauffeur démarra. La tête appuyée contre la vitre, Kevin regarda disparaître derrière lui l’immeuble où il avait vécu jusqu’ici. Au fond de lui, son doute s’était transformé en certitude. Ce monde n’était pas fait pour lui, ni ne voulait de lui, ni le lui réservait la moindre place. S’il voulait survivre, il lui faudrait désormais réexaminer avec soin chaque évidence, chaque logique, chaque affirmation qui lui était venue de l’extérieur. Rien n’était plus sûr. Et ce constat n’était que renforcé par le grand panneau de plastique insolent, au bout du parking, qui annonçait la construction de futures maisons de luxe, vantant la qualité d’un emplacement proche des digues, du centre et de l’estuaire rénové.

Kevin se recroquevilla sur son siège. D’un côté, il voyait les tours du quartier déverser l’épais flot des habitants quittant les étages d’où, des années durant, ils avaient observé l’océan et les usines, se hâtant avant que n’arrivent les engins de démolition. De l’autre, il sentait sans la voir l’angoisse et la colère qui sourdaient de sa mère, semblant lui demander un réconfort qu’il était bien incapable d’offrir. Il ferma les yeux. Il avait soudain envie de rejoindre la plage, de trouver la baleine, de ramper à travers sa gueule et de s’enfermer dans le congélateur, pour y dormir jusqu’à ce que le temps redevienne meilleur.

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